Peu nombreux, assurément, ceux à qui le nom d’Hendrik Andersen dira encore quelque chose.
Au début du XXe siècle, cet américain d’origine norvégienne, médiocre sculpteur et amant occasionnel de Henry James, ne se proposait pourtant pas moins que d’unifier une bonne fois l’Humanité en la dotant d’une capitale unique ! Regroupant pour le mettre en commun tout ce que l’Homme pouvait produire de meilleur en matière d’Art et de Science, le Centre mondial de communication devait en finir avec les guerres et propulser l’être humain, rendu meilleur par une conscience élargie et un développement physique harmonieux, dans un nouvel âge de son Histoire. Sur le papier, du moins : car Hendrik Ansersen ne fit jamais que concevoir les plans de cette cité idéale, inlassablement repris et amendés jusqu’à sa mort. Il n’en fallut pas moins dépenser des dizaines de milliers de dollars pour en venir à bout, avec l’aide plus ou moins convaincue de l’architecte français Ernest Hébrard, prix de Rome et architecte diplômé d’État. Les dollars n’étaient d’ailleurs pas les siens, mais ceux de sa belle-sœur, Olivia Cushing-Andersen, jeune veuve fortunée de son frère, le peintre Andreas Andersen, mort de la tuberculose à 33 ans et dans le souvenir duquel les deux survivants devaient communier désormais en une étrange et parfaitement platonique association. Curieux ménage, en effet, que celui-ci, entre Olivia, âme inquiète et férue de spiritualité et Hendrik, idéaliste mégalomane, adulé par la jeune femme qui ne cessera de minimiser son propre rôle – pourtant crucial – dans le développement théorique du projet. Vivant à Rome dans un certain isolement social et intellectuel, ils purent se monter le bourrichon à loisir, persuadés de faire œuvre divine en préparant rien moins que le bonheur de l’humanité. Et c’est ainsi que d’une « simple » fontaine monumentale en l’honneur du cher défunt, le projet s’étendit bientôt sur une surface occupant le quart de Paris !
La ville une fois conçue, il ne s’agissait plus dès lors que d’y intéresser les puissants, qui se chargeraient de la bâtir. Pour ce faire, rien de mieux qu’un livre, luxueux, dont l’impression coûteuse devait engloutir les derniers dollars d’Olivia. Largement diffusé auprès des ambassades, des magnats de la finance et de tout ce que la Terre comptait de gouvernements, il fit tout de même son petit effet, particulièrement en Belgique où le bibliographe Paul Otlet et le sénateur socialiste Henri La Fontaine y virent l’écrin rêvé de leurs propres visées universalistes. Car on aurait tort de ne voir en Hendrik et Olivia qu’une paire d’utopistes isolés : leur projet s’inscrivait au contraire dans une dynamique pacifiste et unificatrice alors loin d’être négligeable, même si la Grande guerre devait bientôt en balayer jusqu’au souvenir. Qu’elle relève du libéralisme économique (le « doux commerce ») ou du socialisme égalitariste prôné par les différentes Internationales, l’idée était dans l’air. Fondateurs du Mundaneum et de son Répertoire Bibliographique Universel (dans lequel on se plaît à voir une préfiguration de l’internet), Otlet et La Fontaine avaient l’oreille d’Albert Ier, le jeune et progressiste Roi des Belges qu’Andersen, un rien décontenancé, n’eut même pas à convaincre : il céderait volontiers le terrain et rien n’empêcherait ce beau rêve de voir le jour ! La guerre en décida autrement et le Centre mondial de communication ne fut jamais construit. Hendrik ne renoncera pourtant pas, tentera inlassablement de placer sa cité modèle, y compris auprès de Mussolini et de Hitler, qui se montreront intéressés au risque de faire se retourner Olivia dans sa tombe. Sans elle, morte de façon soudaine en 1917, Hendrik n’était plus que l’ombre de lui-même. Il sombrera dans l’alcool et mourra en 1940, mettant une fin définitive à près d’un demi-siècle d’une aventure étonnante. Reste un petit musée romain, quelques photos, les plans – magnifiques – et ce livre, malheureusement trop peu illustré et dont on appréciera ou non la tournure très journalistique mais qui n’en est pas moins le fruit d’une quête passionnée et passionnante de plusieurs années, unique en son genre et qui se lit d’une traite.
Yann Fastier