On était sans nouvelles de Fumiko Takano depuis la parution de son Livre jaune dans la collection Sakka, qui fut l’une des premières en France à proposer autre chose que des shōnen.

 

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C’était en 2004 et il aura fallu la traduction tout récente de Miss Ruki pour mesurer combien elle nous avait manqué pendant les vingt ans qui se sont écoulés depuis.

Paru entre 1988 et 1992 dans le magazine féminin Hanako, Miss Ruki fait d’ores et déjà figure de classique au Japon, où la jeune et longiligne célibataire incarne pour beaucoup une forme d’insouciance à laquelle la crise économique a depuis mis bon ordre. Peu assidue au travail, elle baguenaude à la journée, seule ou en compagnie de la rondelette Ecchan, sa meilleure amie, aussi fashion victim que Ruki se moque éperdument de son apparence et vit selon sa fantaisie, toute de modestes impulsions et de petits riens confortables. À raison d’une soixantaine d’historiettes hebdomadaires de deux pages (à lire verticalement, de manière un peu inusitée), on conçoit assez bien l’engouement qu’a pu susciter la demoiselle, légère sans être frivole, anticonformiste sans ostentation (Ecchan lui reproche à plusieurs reprises de vivre « comme une vieille dame ») et, surtout, d’un optimisme à tout crin. Bien sûr, il serait vain de soupçonner là-dedans la moindre critique sociale et si le Français râleur qui sommeille en chacun de nous n’y trouve pas tout à fait son compte, tant pis pour lui, qu’il se rendorme et nous laisse profiter en paix de ces quelques instants d’une innocence qu’on devine révolue. On en jouira d’autant mieux qu’elle n’est jamais bêtifiante. D’une grande justesse, au contraire, perceptible même par-delà les différences culturelles, tant en ce qui concerne les situations et les dialogues qu’en ce qui regarde la narration, toujours subtile et soutenue par un style expressif mais d’une lisibilité presque « ligne claire ».

Cette parfaite adéquation de la forme et du sujet frappait déjà à la lecture du Livre jaune, recueil de quatre nouvelles caractéristiques de la mangaka, récompensées en leur temps par le prix Tezuka, la plus haute distinction japonaise en matière de mangas. La virtuosité, encore une fois, y est plus narrative que proprement visuelle et il faut vraiment s’y plonger pour se faire une idée de leur profondeur, dont aucun effet de surface ne saurait rendre compte. À ce titre, la nouvelle qui donne son titre au livre est sans doute la plus aboutie. Passionnée par la lecture des Thibault de Roger Martin du Gard, Michiko, une lycéenne, voit son quotidien contaminé par sa passion pour le personnage de Jacques Thibault, jeune militant socialiste dont elle se fait un ami imaginaire. Là encore, nul paroxysme « à l’occidentale » : c’est avec une douceur à peine teintée d’amertume que ses fugaces idéaux s’affrontent au déterminisme social qui la veut ouvrière, au fil d’une narration éclatée où coexistent citations, flux de conscience et notations réalistes avec une justesse de vue proprement bouleversante. À ce titre, par sa finesse, par les fêlures presque invisibles qu’il dessine d’un doigt sans lourdeur, Le Livre jaune fait la preuve – s’il en fallait encore – que les mangas n’ont décidément rien à envier à la « grande » littérature. Au point – c’est un comble – de donner presque envie de se taper l’intégrale des Thibault !

Yann Fastier