Il est certainement ici ou là quelque geek barbu pour crier au pillage et regretter la récente appétence de la « littérature blanche » pour les principaux thèmes de la SF, apocalypse et dystopie en tête.
C’est oublier que les choses n’ont jamais été si tranchées et qu’avant que l’Américain Hugo Gernsback n’en fasse un genre à part entière sous le nom de science fiction, le roman conjectural – comme on disait alors – se frottait sans chichis à la littérature générale. N’oublions pas non plus que le tout premier prix Goncourt fut attribué en 1903 à une histoire d’invasion extra-terrestre (Force ennemie, de John-Antoine Nau, réédité en 2022 par L’Apprentie). L’école naturaliste, via J.-H. Rosny Aîné, fut d’ailleurs un fidèle soutien de la chose et, en 1925, un romancier de terroir comme Ernest Pérochon (prix Goncourt 1920 pour Nène) pouvait passer sans choquer des Deux-Sèvres à l’Armageddon avec Les hommes frénétiques, d’une radicalité dans l’horreur encore frappante.
Les âmes de feu en est un autre témoignage. Publié en 1920, l’unique roman d’Annie Francé-Harrar, spécialiste des sols de réputation mondiale, appartient bien à cette même veine qui, après la Première guerre mondiale, entend dénoncer les dérives technicistes d’une science sans conscience et sans égards pour la nature.
Dans un futur lointain, l’humanité, enfermée dans ses métropoles, a littéralement pris la grosse tête. Hédoniste et affolée de « Kultur », elle n’a que mépris pour les exercices du corps et la biologie. Puisant sans vergogne dans une atmosphère de plus en plus raréfiée, elle synthétise sa nourriture et la plupart de ses biens de consommation à partir de l’azote contenu dans l’air, au risque d’interrompre les cycles naturels de la vie et de la mort et de susciter – on ne saura trop comment – des êtres de feu susceptibles d’annihiler toute vie sur terre. Sous l’impulsion d’un savant excentrique et méprisé, seule la réintroduction de bactéries essentielles à la décomposition des éléments organiques saura réinjecter de l’azote dans les sols stériles et tenir le phénomène à distance.
Comme toujours, comme Jules Verne, comme H.-G. Wells, comme Huxley et comme tant d’autres, on dira qu’Annie Francé-Harrar avait tout vu, tout prévu : perte de la bio-diversité, appauvrissement des sols, réchauffement climatique et trottinette électrique, jusqu’au retour à la sobriété heureuse de quelques zadistes avant l’heure. Faut-il pour autant s’extasier, comme le fait une bonne partie de la critique, quand on a somme toute affaire à un roman assez médiocre, au mieux une curiosité à la tonalité gentiment rétro-futuriste dont le principal intérêt, on l’aura compris, est extra-littéraire et réside avant tout en ce que l’auteur est une scientifique et une femme, donc a priori invisibilisée ? Ce n’est certes pas bien grave. C’est l’affaire de quelques semaines avant le retour à l’oubli, et il n’en aura finalement coûté que quelques arbres. Au point où on en est…
Yann Fastier