Nous autres vieux fossiles savons bien comme il est ardu de ne pas se laisser oublier trop vite dans un monde en perpétuel mouvement, où les couches de limon déversées par ces salauds de jeunes ont tôt fait de vous enterrer.

 

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Que dire, alors, des dinosaures ! Et représentons-nous quelle surprise, sinon quel choc, fut leur découverte progressive au XVIIIe et au XIXe siècle. Le monde, avant eux, n’avait que les quelques milliers d’années qu’autorisait la Bible. La découverte d’ossements gigantesques ayant appartenu à des créatures parfaitement inconnues fut une véritable révolution copernicienne pour les sciences naturelles : non seulement le monde semblait d’un coup beaucoup plus ancien que ne le voulaient les exégètes, mais la Création semblait sujette aux caprices d’un Dieu capable de gommer d’un trait des pans entiers d’une œuvre présumée parfaite. Jusqu’alors, l’idée même de la perfection divine empêchait de penser qu’une nature voulue et créée par Dieu pût avoir une histoire. C’est l’histoire de cette découverte progressive et de ses implications qu’entreprend ici Marion Montaigne avec ce mélange de rigueur scientifique et d’humour qu’on lui connaît depuis Tu mourras moins bête. De Buffon, préférant « demander des preuves au réel plutôt qu’à la Bible », aux dernières découvertes de la paléontologie, c’est toute l’histoire de ce dévoilement qu’elle déroule et elle est souvent passionnante. Car, loin des laboratoires et des musées, les premiers paléontologues furent souvent de brillants amateurs (et amatrices, même si le rôle crucial de la toute jeune Mary Anning ou de Mary Mantell fut longtemps soigneusement gommé), plus proches du chercheur d’or ou du chasseur de trésors que du rat de bibliothèque. Après les Buffon, les Cuvier aux hypothèses hardies encore mal étayées par des preuves, vient le temps des terrassiers, tels l’Anglais Buckland ou les éternels rivaux Cope et Marsh se tirant la bourre pour les plus beaux spécimens et déterrant les dinosaures à la dynamite afin d’alimenter les collections des plus grands musées américains.

Mais l’histoire de la découverte des dinosaures est inséparable de l’histoire de notre représentation des dinosaures : comment, à partir d’un simple fragment, se faire une idée exacte de ce à quoi ressemblait tel ou tel reptile géant ? Par quel mélange de connaissance approfondie de l’anatomie animale et d’intuition peut-on donner une image se voulant la plus fidèle possible d’une créature dont ne subsistent que quelques traces ? C’est là que les artistes entrent en jeu, qui eurent et ont encore un rôle crucial dans notre propre représentation des dinosaures, du sculpteur anglais Hawkins, commandité par le sinistre anatomiste Richard Owen – l’inventeur du mot « dinosaure » – au génial peintre tchèque S. Burian, transposant aux mondes antédiluviens les codes propres au réalisme socialiste, et jusqu’à Jurassic Park dont le visionnage compulsif par une autrice préadolescente fut sans doute à l’origine de ce livre. Que signifie, en effet, notre fascination pour les dinosaures ? Au-delà des arguments théologiques, notre vision des dinosaures en dit au fond autant sur nous-mêmes que sur ces bons gros lézards et Marion Montaigne ne craint pas d’explorer ses propres strates géologiques pour mettre au jour quelques impensés familiaux dont certains ne sont manifestement pas passés. Venant en contrepoint d’un récit aussi rigoureux qu’hilarant, ces incursions autobiographiques se présentent comme autant de coups de sonde propres à ramener ses propres fossiles à la surface et laissent à penser qu’il n’y a décidément pas si loin de la paléontologie à la psychanalyse, où il s’agit encore de déterrer des trucs pour accepter notre finitude.

Copieux comme une cuisse d’iguanodon (prévoyez quelques heures de lecture), cet album vient s’ajouter tel un fémur précieux au squelette déjà bien charpenté d’une œuvre à la qualité devenue rare dans le marigot de la BD documentaire.

Yann Fastier