Jens Harder est un phénomène.
D’abord, il est allemand et dessinateur de BD : l’Allemagne ayant pour cette dernière à peu près la même appétence que le Français pour la paix sociale, ça n’avait rien d’évident au départ. Aussi, tant qu’à faire, est-il l’homme de tous les défis. Non content de se lancer dans une monumentale histoire de la Terre et de l’humanité (Alpha… directions, puis Beta… civilisations, tous deux chez Actes sud), voici qu’il adapte la plus ancienne épopée du monde. L’histoire originale de Gilgamesh tient sur une douzaine de tablettes d’argile gravées de caractères cunéiformes. Roi (un rien abusif) de la cité d’Uruk, il devient l’ami à la vie à la mort du très roots Enkidu, puis tous deux s’en vont combattre le terrible géant Humbaba, avant que le bon Enkidu ne soit rattrapé par la mort. Inconsolable, Gilgamesh s’en va courir le monde à la recherche de qui saura lui donner la clé de ce terrible mystère. Ce n’est certes pas la première fois que cette histoire fait l’objet d’une adaptation. On ne traverse pas les millénaires sans faire des envieux : la Bible elle-même y a puisé à pleines mains (le récit du Déluge, notamment), et même Homère, pour l’Odyssée. Côté BD, ce prototype de tous les super-héros en aura forcément tenté plus d’un, à commencer par Bonneval et Duchazeau, dont on se souvient du diptyque paru chez Dargaud en 2004-2005. A la différence de ces derniers, Jens Harder choisit toutefois de se tenir au plus près du texte, restitué dans son intégralité, et dont il assume le caractère ampoulé, archaïsant et, malgré tout, intensément poétique. Ni bulles ni onomatopées, donc : le texte est sagement distribué sous l’image, à l’ancienne. A l’antique, même, pourrait-on dire d’autant plus justement que cette dernière adopte également tous les canons de l’iconographie mésopotamienne, jusqu’à la tonalité des planches, uniformément ocre pour mieux évoquer l’argile des tablettes originelles. Jens Harder, on l’aura compris, ne fait pas les choses à moitié. L’amateur de « bédé » n’y trouvera peut-être pas son compte et criera comme toujours à l’élitisme. Conciliant, on l’écoutera chouiner, puis on lui tapotera gentiment la tête avant de remonter dans sa tour d’ivoire pour y reprendre sa lecture.
Yann Fastier