Coincé sur une passerelle de Budapest par quatre gamins qui en veulent à sa vie, Korim parle sans cesse pour maintenir la peur à distance,
et raconte comment sa vie de petit archiviste de province fut bouleversée par la découverte d’un mystérieux manuscrit dans des papiers de famille, comment lui, terrassé par une tristesse colossale, trouva dans ce texte racontant l’errance de quatre hommes poursuivis une justification à sa vie tout entière et comment à travers ce texte il se sentit enfin investi d’une mission, Korim parle comme si le fil des mots était le lien qui le rattachait à l’existence, parce qu’expliquer sans cesse est peut-être aussi un moyen de comprendre ce qui lui arrive, de cerner la nature de la force qui le pousse à rejoindre New York pour livrer au monde le message que lui délivra la lecture de ce texte, l’histoire de ces quatre hommes qui fuient autour de monde et à travers le temps, en Crête, à Cologne, en Vénétie, et tentent à chacune de leurs étapes de préserver quelque chose de la beauté, de se souvenir de l’indicible majesté des choses, parce que ce qu’ils fuient est bien plus grand qu’eux, ce qui gagne sur eux c’est l’inexorable extension du règne de la violence, et ce que fait Korim en parlant, au fil de ses rencontres, au long de son voyage, jusque dans l’appartement new-yorkais où un traducteur d’origine hongroise, cupide et brutal, accepte de l’héberger contre toute sa fortune, c’est faire naître l’histoire, répandre la nouvelle, transporter le message mais aussi les messagers, devenir peu à peu un refuge pour ces anges déchus dont l’espace vital semble se réduire jusqu’à ne représenter que ces quelques pages de manuscrit qui se déroulent au centre du livre de Lazlo Kraznahorkaï, l’un des plus grands écrivains hongrois, lauréat du Man Booker Prize, comme un cœur battant, une longue litanie pleine de tristesse et de beauté, de vulnérabilité, qui court le long de longues phrases, dont le roman, « écrit dans un style virtuose et envoûtant, d’une extrême acuité, et empreint d’un inconsolable chagrin métaphysique », est le vaisseau sublime.
Lionel Bussiere