Argyris a bien changé. Lorsque, après des années, le narrateur le retrouve dans un cimetière de la banlieue d’Athènes,
le pêcheur cossu qui recevait les touristes dans sa maison de Syros n’a plus que la peau sur les os et ses yeux pour pleurer. Ruiné par des spéculations hasardeuses, devenu fossoyeur par nécessité, il a dû enterrer ses propres enfants, morts de misère dans ce faubourg malsain, et jusqu’à sa fille, devenue folle après avoir été violée par son « fiancé » et ses amis. Le tout pour voir écouté les belles promesses d’un député véreux dont il était devenu l’agent électoral contre l’assurance d’une bonne place à la capitale.
Particulièrement bienvenue en un temps où l’on rase gratis encore une fois, cette nouvelle traduction joliment mise en page et illustrée du court récit d’Emmanuel Roïdis (1836-1904) reste un bel antidote à toutes les professions de foi de nos joyeux démagogues. Paru en 1895, il garde néanmoins toute son actualité – sans compassion excessive pour l’électeur, responsable, après tout, de sa propre dégringolade. Mais jusqu’à quel point ? Retrouvant un peu de son lustre, Argyris achève sa lamentable histoire sur cette péroraison : « Plus le peuple est sot, innocent et crédule, et plus les politiciens devraient compatir et le plaindre, au lieu de penser que sa sottise et que sa bonté leur donnent le droit de le dépouiller jusqu’à l’os ». Ce que le narrateur traduit, un rien cynique, par la nécessaire instauration d’une « société protectrice des électeurs » à l’instar de toute autre créature sans défense. Libre au lecteur de n’y voir qu’une pochade : n’empêche qu’elle donne à penser et sans doute l’impertinent Emmanuel Roïdis n’en demandait-il pas plus. Surtout connu pour son roman La Papesse Jeanne, « traduit » par Jarry et qui lui valut excommunication, il mit semble-t-il beaucoup de lui-même – et donc d’autodérision – dans ces doléances propres à faire encore grincer plus d’une dent.
Yann Fastier