Pour l’honnête homme, s’il en reste, le bateau de Thésée est un paradoxe bien connu,
utilisé depuis l’antiquité pour interroger la notion d’identité : pour honorer la mémoire du héros Thésée, les Athéniens voulurent conserver le bateau qui l’avait mené en Crète. Or, au fil des ans, ce bateau s’abîmait, il fallait en changer régulièrement des pièces, si bien qu’il ne resta finalement plus rien de l’original. Était-ce encore le bateau de Thésée ?
Plus près de nous, cette aporie sert de socle au thriller plein de méandres du mangaka Toshiya Higashimoto. Pour s’être perdu dans une brume étrange, Shin, un jeune homme au passé dramatique, remonte le temps et rencontre sa famille au moment même où toute son existence devait brusquement basculer, lorsque son père, unique policier d’une petite communauté isolée, fut accusé d’avoir commis une tuerie de masse lors d’une fête scolaire. Il n’aura dès lors de cesse de retrouver le vrai coupable et d’empêcher le drame, quitte à ce que ses interventions modifient l’avenir jusqu’à compromettre sa propre naissance. Si le fantastique et la science-fiction ont usé et abusé des paradoxes temporels, ce seinen y ajoute une dimension existentielle et une tension dramatique qui manquent parfois aux exercices logiques un rien désincarnés de la SF classique. Quand le thriller peut être considéré comme une partie d’échecs, il augmente le jeu d’une troisième dimension, verticale et vertigineuse, susceptible à tout moment de faire basculer le jeu mortel que joue Shin contre un ennemi d’autant plus retors qu’il s’avère double, lui aussi. On se gardera cependant de trop en dire, de peur de gâcher un suspense constamment renouvelé et patiemment distillé sur dix tomes, avec une telle science que, malgré l’étalement des parutions sur trois ans, on n’en aura jamais perdu le fil. Le fil d’Ariane, bien entendu.
Yann Fastier