Robert Walser est de ces écrivains autour desquels on tourne depuis longtemps, peut-être trop,

 

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dont on aura depuis toujours repoussé la lecture de crainte de se la gâcher par manque de temps, faute d’avoir su se ménager dans le tourbillon des jours la pause assez longue qu’on pressent nécessaire. De lui, on n’aura donc lu que L’institut Benjamenta, entre Bruno Schulz et Kafka, découvert via l’adaptation fiévreuse qu’en firent les frères Quay en 1995. On sait encore qu’il fut un marcheur infatigable, qu’il passa les vingt dernières années de sa vie dans un asile, ayant cessé d’écrire, et qu’il mourut dans la neige un jour de Noël, comme tout poète qui se respecte.

Carl Seelig fut, au long de ces vingt ans, son tuteur et son ami. Le seul avec lequel il consentit jamais à partir pour les longues promenades à pied qu’il aimait tant, avec lequel il maintint sans jamais le rompre le fil d’une conversation à la fois pleine de pudeur et d’érudition dont ce livre devait rendre compte avec une émotion d’autant plus prégnante que Walser n’était mort que depuis quelques mois lorsqu’il parut pour la première fois en 1957.

On marche donc beaucoup, au cours de ces 45 promenades, mais on mange et on boit tout autant. Cela devient même un rituel entre les deux amis, qui ne semblent parfois partir en balade que pour mieux visiter restaurants, auberges et pâtisseries sur le chemin. C’est donc l’eau à la bouche et sans fatigue qu’on les suivra dans leurs excursions, au cours desquelles il est aussi bien sûr beaucoup question de littérature. S’il peut avoir des avis tranchés (Rilke « avait sa place sur la table de nuit des vieilles filles », « Peter Altenberg : une exquise petite saucisse de Vienne »), Walser ne perd cependant jamais une occasion de dire tout le bien qu’il pense de Gottfried Keller, de Kleist ou de Dostoïevski. Il parle peu de lui-même et de son œuvre et, lorsque Seelig l’amène avec précaution sur ce terrain, il ne le fait qu’avec un mélange singulier d’aigreur et de résignation. Elle est désormais derrière lui, il n’envisage plus d’écrire, la condition asilaire dans laquelle il se trouve ne le lui permettant pas. Difficile, pourtant, de le trouver fou : ces évocations successives – entrecoupées de belles photographies qui le voient vieillir et s’émacier peu à peu, jusqu’à l’ultime portrait sous la neige –  donnent plutôt l’impression d’un vieil enfant, parfois méfiant et capricieux, d’une susceptibilité bourrue, naïvement joyeux l’instant d’après, très capable d’égoïsme (comme lorsqu’il refuse de rendre une dernière visite à sa sœur mourante, qui lui fut pourtant si dévouée) mais aussi d’une modestie jamais prise en défaut. Sans risquer un diagnostic, on se demande si la maison de santé d’Herisau ne lui servit pas plutôt de refuge – une Suisse à l’intérieur de la Suisse – loin du fracas d’un monde pour lequel il ne se sentait pas taillé. Naturellement porté au vagabondage, comme le souligne Seelig à plusieurs reprises, sans doute y chercha-t-il bien plus un garde-fou qu’une thérapie. Garde-fou qu’il enjambait avec un plaisir manifeste aussi souvent qu’il pouvait, ces promenades en témoignent qui sont aussi une manière de « voyage autour de ma chambre » où sa mémoire prodigieuse trouve à s’exercer tout comme ses jambes. Grand lecteur privé de bibliothèque, gueux éternel seulement riche de ses lectures, qu’il est souvent capable de citer sans hésiter après un quart de siècle, Robert Walser arpente les lettres d’un aussi bon pas que les sentiers de montagne. Et s’il vaut mieux avoir une bonne connaissance des littératures de langue allemande pour apprécier pleinement le paysage, un index explicatif des principaux noms cités palliera cependant les plus gros manques.

Il faut cependant mettre un un bémol à ce tableau trop idyllique. Carl Seelig – la postface nous l’enseigne –  ne fut pas tout à fait l’ami désintéressé qu’il se prétendait être. Jaloux de ses prérogatives et sous prétexte de respecter son repos, il ne cessa de faire barrage à quiconque souhaiter rencontrer Walser. De même, possessif au-delà du raisonnable, exigea-t-il par testament (en vain, heureusement) la destruction des manuscrits en sa possession.

Malgré ces réserves qui nous feront prendre les propos rapportés avec précaution, ce n’est pas sans émotion qu’on posera ce livre qui, loin du peu qu’on croyait connaître de Walser, ne nous le restitue ni comme un fou ni comme un sage mais comme l’homme à la fois simple et compliqué qu’il fut assurément. Un homme comme les autres et, donc, comme nous, un peu plus sûrs à présent de le lire un jour prochain.

Ce jour pourrait bien venir plus vite que prévu avec le très beau Vie de poète, que Zoé republie dans la foulée. Celui que Robert Walser lui-même considérait comme « le meilleur, le plus lumineux, le plus poétique » de ses livres se compose de 25 courts récits, initialement parus dans divers journaux et largement retravaillés pour le recueil, paru en 1917. Ils suivent tous à peu près le même schéma : le poète, insouciant, vêtu à la diable, se rend à pied là où il est attendu sous un prétexte quelconque. Ce peut être une visite à son frère peintre (le propre frère de Walser, Karl, fut un peintre et décorateur renommé), à quelque parrain littéraire (l’écrivain Max Dauthendey), pour « entrer en condition » (Walser fut effectivement quelque temps domestique) ou bien, tout simplement, pour aller à la rencontre de son anima, cette « Marie » parfaitement jungienne occupant le centre du livre. D’une manière ou d’un autre, ces autofictions avant la lettre éclairent d’une lumière parfaitement printanière – à la fois fraîche, belle et potentiellement traître – la vocation vagabonde d’un écrivain qui toujours se voulut « un habitant de contrées qui n’existent que dans [sa] tête » et qui, conscient que « les gens qui n’ont pas de succès parmi les gens n’ont rien à faire parmi les gens » choisit un jour de s’en retrancher dans une folie douce qu’il n’avait au fond jamais cessé de suivre à la trace.

Yann Fastier