Peu de personnalités peuvent se targuer d’être devenues, de leur vivant, un personnage de bande dessinée.
Ce fut pourtant bel et bien le cas du commissaire Meneses. Véritable légende de la police de Buenos Aires, Evaristo « El Pardo » Meneses (1907-1992), fut à la tête de la brigade criminelle entre 1957 et 1964, le temps de se construire une réputation d’enquêteur infaillible et, surtout, incorruptible, dans un milieu et une époque où l’intégrité relevait apparemment de l’exploit. Ancien boxeur, entré dans police tout au bas de l’échelle et sans protections, il gravit les échelons à la seule force du poignet qu’il a, il est vrai, particulièrement musculeux. Rogue, bâti en force et fort en gueule, il impressionne surtout par ses méthodes très personnelles, au plus près de la rue et des voyous qu’il fréquente presque en camarade. Habitué des boliches portègnes, il a sa table dans bon nombre d’entre eux, et notamment au Little Love, rue Viamonte, à laquelle viennent s’asseoir souteneurs et petites femmes, gros poissons et petites frappes auprès desquels, en moderne Vidocq, il recueille une bonne part de ses informations. Loyal, il a la confiance des pégriots, qui voient en lui un adversaire digne de respect, au point qu’aucun d’entre eux, coffré par ses soins, ne cherchera jamais à se venger lorsque, une fois mis à la retraite, il réintégrera sa petite maison du Bajo Flores où il mourra, connu de tous et sans un sou, en 1992.
Non sans être, donc, devenu au préalable un héros de BD, sous les plumes conjointes de Carlos Sampayo, bien connu pour son travail aux côtés du grand José Muñoz (Alack Sinner, Le Bar à Joe…) et Francisco Solano Lopez, dessinateur culte de L’éternaute. Parues peu de temps après la fin de la dictature dans les revues Superhumor et Fierro, ses exploits se déclinent en courtes nouvelles, sur des scénarios à la fois originaux et respectueux de la légende. Le commissaire y enquête en hercule bourru dans le décor soigneusement reconstitué du Buenos Aires de la fin des années 50. Un décor où le noir domine, toutefois, entre complots ourdis par des militaires aux aguets, tueurs maniaques et crimes parfois inspirés par des événements réels, dont certaines clés sont données en fin de volume. Quelles qu’elles soient, le commissaire y déploie invariablement sa force tranquille – ou sujette à de brèves et nécessaires explosions – simple témoin, parfois, d’une affaire qui trouve sa propre résolution sans que la police ait à s’en mêler. Reflet fidèle d’une société et de ses déviances, elles sont le théâtre d’une humanité tortueuse où le commissaire incarne seul ou presque une certaine rectitude, certes peu aimable, mais au moins fiable. Ainsi n’hésite-t-il pas à dérouiller l’un de ses propres agents pour avoir gratuitement frappé un petit voleur des bas quartiers, ou bien à prendre la défense d’un syndicaliste torturé par la police. Compréhensif, il sait également se montrer impitoyable et s’affranchir de la loi quand un salaud, puissant de préférence, s’en tire trop bien à son goût. Si l’Etat de droit ne s’en porte pas mieux, le lecteur, lui, y trouve son compte tant cet Evaristo fait un excellent personnage. Meilleur, sans doute, que l’original qui, tout de même, fut soupçonné d’actes de torture et autres turpitudes et dont certains des hommes formèrent pendant la dictature une sorte d’escadron de la mort en marge de la police officielle. Meneses lui-même était alors à la retraite : on lui pardonnera donc tout et l’on remerciera les éditions iLatina, porteuses de valises en chef d’une bande dessinée hispanophone plus que méconnue sous nos latitudes, d’avoir su nous dénicher dans les archives une perle d’aussi belle eau.
Yann Fastier