Lorsque parut Le sergent dans la neige, en 1953, il en fut pour croire que ce serait le seul livre de Mario Rigoni Stern.

 

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Lorsque parut Le sergent dans la neige, en 1953, il en fut pour croire que ce serait le seul livre de Mario Rigoni Stern. Avec une force de conviction et une simplicité sans égales, il y racontait ses souvenirs de la terrible retraite qui décima les troupes italiennes envoyées sur le front russe, en appui des forces allemandes. Une scène hallucinante, entre beaucoup d’autres, fit beaucoup pour la notoriété du livre : gelé, affamé, le jeune chasseur alpin frappe à la porte d’une isba pour tomber nez à nez avec des soldats soviétiques, avec lesquels il partage un repas silencieux avant de repartir. Pour certains critiques, un tel témoignage, certes exceptionnel, ne pouvait que rester sans lendemains, une fois épuisée la matière de son auteur. Ils se trompaient. Non seulement Rigoni Stern écrivit bien d’autres livres – tous importants – mais il n’en avait pas fini avec la guerre puisque, en 1973, devait encore paraître ce Retour sur le Don.

Ce sera d’abord un retour de la mémoire, à ces jours terribles de 1943 où, cernés par l’Armée Rouge, les Italiens, affamés, mal armés et lâchés par leurs officiers supérieurs, parvinrent au prix de très lourdes pertes à percer la poche d’encerclement. Rigoni Stern y redit toute la paradoxale admiration qu’il porta dès ce moment au peuple russe – à sa compassion, à son humanité – et qui devait s’affirmer plus tard dans la solidarité des camps de concentration, alors que, d’ennemis, les deux peuples étaient devenus alliés. C’est aussi l’occasion de beaux portraits, tel celui de Bepi, le rappelé de la classe 1933, homme du peuple et meneur d’hommes tel que la guerre, parfois, en révèle, ou bien celui, très émouvant, du jeune Moretto, collecteur de lait devenu partisan, dont le corps ne sera retrouvé dans la montagne que plusieurs mois après la guerre, au prix d’une difficile escalade. « (…) [D]eux jours plus tard, il eut des funérailles que même un roi n’aura jamais. » Cette simple phrase, venant en conclusion, résume à elle seule tout l’art du narrateur que se voulait avant tout Rigoni Stern. Un art tout en retenue, loin de tout lyrisme ostentatoire, dont la réserve trouve peut-être sa meilleure explication dans le texte final, qui donne son titre au recueil.

Car ce Retour sur le Don est également un exorcisme. Au début des années 70, hanté, miné par ces mois de guerre et l’impossible deuil de tant de camarades, Rigoni Stern retourne en Union Soviétique, sur les lieux mêmes des combats qui, d’une certaine façon, le fondèrent en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. Encore une fois, les souvenirs se déroulent pendant que défilent les kilomètres. Le parcours est difficile, il faut sortir des sentiers battus. On se perd souvent dans la plaine immense, on roule pendant des heures vers des villages que n’indique aucune carte… Et, soudain, tout est là : c’est l’été et, pourtant, la neige recouvre tout, comme autrefois avec « l’impression que le monde entier était fait de neige à piétiner et qu’après la neige, on devrait marcher dans le ciel d’une étoile à l’autre, comme sur des plaques de glace, dans l’obscurité de l’espace. » Chaque lieu, chaque isba raconte une histoire. Tout est là, qui revient avec l’apaisement. Car c’est un autre homme qui rentre en Italie, à l’issue d’un voyage dont la dernière image fait figure de symbole : « un maigre cheval blanc tirait la charrue, et le long fouet que le paysan tenait tout droit semblait soutenir le ciel. »

Ainsi l’alliance de l’homme et de la nature se trouve-t-elle renouvelée dans la paix retrouvée. Car l’homme, selon Rigoni Stern, est avant tout présence au monde. Même au plus fort des combats, il prend le temps de noter la montée d’un orage, le chant discret des cailles au crépuscule… Le monde est là, malgré tout, qui semble veiller sur les hommes et leurs jeux dérisoires.

Yann Fastier