Gare aux étagères en balsa, l’objet fait son poids.
Il faut dire que, même courte, la vie de Panaït Istrati fut plutôt bien remplie et les deux tomes de cette biographie dessinée ne suffisent pas à l’épuiser. Le lecteur, en revanche, en sortira lessivé à force de courir après cet homme qui, avant de devenir l’écrivain que l’on sait, fut d’abord un vagabond impénitent, presque frénétique.
Né en 1884 à Braïla (Roumanie) dans un milieu plus que modeste (sa mère, blanchisseuse, l’élève seul), il fera tous les métiers, avec une prédilection pour celui de peintre en bâtiment, parcourant en quelques années, au gré des opportunités ou de son seul caprice, la plus grande partie de la Méditerranée orientale, de la Grèce à la Syrie, de l’Égypte à l’Italie, avant de gagner la France où, à la suite d’une tentative de suicide, il attire l’attention de Romain Roland qui, pressentant son potentiel, ne cessera de le soutenir sur le chemin de l’écriture. Devenu « le Gorki des Balkans », il connaît une brève gloire littéraire jusqu’à ce que, revenu déçu et sceptique d’un voyage en Union Soviétique, il ait le courage ou l’imprudence de le dire. Désormais honni par les communistes, ostracisé par nombre de ses amis de la veille, il rentre en Roumanie où il meurt en 1935, d’une vieille tuberculose mal soignée.
Inutile d’en dire plus, le livre est là pour le faire. Le livre ou, plutôt, les livres, la quasi totalité de l’œuvre de Panaït Istrati relevant du vécu, de l’enfance à l’âge adulte, dans l’esprit prolétarien défendu à la même époque par un Henri Poulaille et son Nouvel âge littéraire. Golo n’aura donc pas eu à aller chercher bien loin sa documentation, s’agissant en tout cas de la première partie. Il n’en a pas moins de mérite. Pionnier discret de l’adaptation littéraire en bande dessinée (dès 1991 avec Mendiants et orgueilleux, d’après Albert Cossery), il s’était déjà fait le biographe de B. Traven, frère en littérature d’un Istrati qui ne pouvait que séduire le grand voyageur qu’est lui-même le dessinateur, bon connaisseur des lieux mêmes où il vécut (Golo vit et travaille au Caire depuis longtemps). Ces choix ne sont certes pas anodins. Outre d’un goût certain, ils attestent d’un tropisme authentiquement populaire – au sens le plus noble du terme – chez un auteur qui, gageons-le, ne craint pas de faire encore de la bande dessinée quand le « roman graphique » fait rage à l’étal des libraires. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, au détour d’une case, on aperçoit les gueules patibulaires des Pieds Nickelés. Son dessin, admirablement servi par le noir et blanc, garde quelque chose de mal léché, de primitif et de bouillonnant, une spontanéité sans artifice ni fausse naïveté qui rappelle une certaine enfance de l’art, celle des premiers comic strips où, loin des musées, s’inventait une bande dessinée encore libre de toutes les conventions. Quelque chose d’Istrati lui-même, en somme, dont le caractère passionné, l’amitié sans limite et l’irrésistible séduction exigent de la vie qu’elle donne tout ce qu’elle a, sans faire de manières. Car si l’exercice biographique ramène forcément au personnage, sans rien nier de sa complexité, parfois de ses contradictions, son être-au-monde relève toujours bien plus de la rencontre que de l’introspection. Chez Istrati, l’autre prend toute la place : Codine, Kir Nikolas, Mikhaïl, Samoïla Petrov… et jusqu’au très résilient Georges Ionesco dont Golo fait le narrateur de son histoire, ces frères d’élection forment une guirlande virile au cou de l’écrivain et font de ce livre une sorte de sirtaki endiablé où les femmes, il faut l’avouer, tiennent plus souvent de l’enquiquineuse que de l’égérie. Qu’importe : l’essentiel est qu’on en sorte en nage et heureux, prêt à relire tout Istrati et animé de la même ardeur juvénile qu’en 1989, quand on le découvrait en regardant tomber les Ceaucescu.
Yann Fastier