Jeune pianiste doué, Bernhard est un ange blond de dix-sept ans,
le soleil autour duquel gravite toute une bohème plaqué or, mi étudiante, mi artiste. « On ne peut pas ne pas aimer Bernhard », dit d’ailleurs l’un de ces fameux amis, dont on suivra la trajectoire de Berlin à Paris et à Lugano. Trajectoires excentriques, qui ne cessent de se croiser, de s’échanger, de se rattraper : c’est Inès, protectrice attitrée de Bernhard et bon génie de la bande qui, rencontrant Christina, fait aussi la connaissance de son frère, Léon, dont s’éprendra le velléitaire Gert, tandis qu’à Paris, entre la fréquentation de Charles et de Ferdinand, Bernhard se place sous la protection du mystérieux Gérald, dont la trouble prédilection pour les très jeunes gens conserve à ce petit roman de 1931 un parfum légèrement opiacé de 1920.
Inutile de le nier, le premier et, en somme, l’unique roman d’Annemarie Schwarzenbach, ne reflète en rien l’âme incandescente de celle qui deviendra « l’ange inconsolable » de Roger Martin du Gard. Maladroit lorsque la jeune autrice, se changeant en drone, explicite un peu lourdement ses intentions, il agace à force de larmoiements et d’atermoiements, tout comme par son esprit de sérieux, sans commune mesure avec les vains émois de ce petit monde invariablement replié sur son nombril.
Mais peut-être, au fond, faut-il le lire comme un adieu. Un adieu précoce à l’adolescence, au visage « pur comme ceux des fils de rois », alors qu’Annemarie Schwarzenbach, aux côtés de Klaus et Erika Mann, milite déjà activement contre le nazisme avant de trouver sa véritable voie dans le reportage engagé et dans un « usage du monde » avant la lettre, alors qu’un vent mauvais se lève qui, bientôt, balaiera cette belle jeunesse, tandis qu’une mère « tend ses mains émaciées vers le ciel d’un geste accusateur, son visage sombre (…) comme un masque de momie. »
Yann Fastier