Delafeuille, éditeur de fiction, est contrarié.

 

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C’est la rentrée, sempiternel marronnier du milieu littéraire, et il est sommé en tant que directeur de collection des éditions Mirage, de dégoter une pépite pour que libraires et critiques s’intéressent (enfin) au travail de la maison. C’est son boulot, évidemment, mais Delafeuille, dont on retrouve ici le penchant dilettante, déteste la précipitation, l’emballement de cet instant automnal obligé. Surtout qu’il n’en a pas à proposer, de pépite, tous les manuscrits qu’il a commencé à lire lui sont tombés des mains. Alors, quand Luc, auteur à succès, l’invite dans le sud-ouest, dans sa grande propriété avec piscine, il saute sur l’occasion d’échapper à ses obligations. Luc, qu’il n’a pas vu depuis des années, est en train d’écrire un ouvrage où sa femme tiendra le rôle central, sa troisième ou quatrième épouse, Delphine, dont l’éditeur tombe instantanément amoureux.

Chomarat se délecte à replonger son personnage récurrent (après L'espion qui venait du livre et Le dernier thriller norvégien) dans les affres de son métier, et à travers lui, à dépeindre les travers d’une industrie dont il connaît parfaitement les enjeux. Copinage, mise en avant d’œuvres qui seront aussi éphémères que des papillons, pléthores de romans que personne n’aura le temps de lire, modes symptomatiques de l’époque, tout ce cirque l’écœure, lui qui n’aura jamais les réseaux pour intégrer l’élite germanopratine. Un rien misanthrope, dépassé par la modernité, Delafeuille demeure à côté, pas loin mais jamais dans, le cercle de ceux qui comptent, qui font les carrières. Il observe et livre ses réflexions acerbes, balance sa rancœur et les preuves de son incompétence au lecteur qui hésite entre empathie et impuissance à ne pas se moquer de lui.

Mise en abîme, sens de l’absurde, Chomarat fait de Delafeuille le pantin de Luc, qui lui donne vie sur le papier en même temps que son invité pense vivre sa véritable existence. Editeur de fiction –comprenez ici qui n’existe pas -  Delafeuille se retrouve le héros du métaroman de son hôte sans pouvoir agir pour l’empêcher. Impossible, dès lors, de ne pas se tenir à distance du personnage. Impossible de ne se railler de ses émois envers une femme qui elle-même n’existe que dans l’imagination de l’auteur. Le propos donne le tournis sans créer la nausée, mais se savoure plutôt un rictus aux lèvres devant tant de manipulation maîtrisée et limpide.

Manipulation de la part de Luc, qui tire les ficelles, fait ce qu’il veut de sa marionnette, qui s’en rend compte. Delafeuille, totalement démuni, prend conscience qu’il n’existe pas tout en refusant cette non existence tout à fait désagréable. D’autant que Luc, comble de la perversité, se révèle un être abject ; « pour lui, l’époque avait tort et c’est lui qui avait raison. Des tas de vieux cons avaient pensé ça avant lui », misogyne, obsolète et pourtant mâle alpha dirigeant son monde, inventant son monde. Pas plus que sa femme de papier, Delafeuille ne peut faire taire son inventeur, parangon de l’homme blanc vieillissant omnipotent qui déclare, dans une diatribe au sujet de #metoo : « Nous ne pouvons plus rien penser des femmes ».

Manipulation de Chomarat, dans ce jeu de poupées russes délectable, tellement subtil et drôle, qui en profite pour dézinguer aimablement le cirque convenu, marchand de la rentrée éditoriale tout en explorant la question de qu’est-ce que la littérature, sinon des codes que le lecteur approuve tacitement – le lecteur intelligent, merci pour nous.

Marianne Peyronnet