La première guerre mondiale n’évoque pas d’emblée l’Italie.

 

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

Les tranchées boueuses de la Somme ou de Verdun nous viennent plus spontanément à l’esprit que ce plateau d’Asiago – moins familier aux lecteurs de Tardi qu’à ceux de Mario Rigoni Stern – où Autrichiens et Italiens s’affrontèrent en combats pourtant largement aussi meurtriers. C’est aussi que l’Italie, nation jeune dont l’unité ne remontait alors qu’à une cinquantaine d’années, n’a que peu contribué à la bibliographie littéraire du grand carnage, pléthorique partout ailleurs, et n’aura pas eu ses Dorgelès, ses Giono, Remarque, Genevoix et autres Jünger… Aussi les soldats italiens furent-ils les grands oubliés d’une guerre particulièrement massacrante à laquelle ils payèrent néanmoins un tribut non moins lourd que les autres camps. Paru seulement en 1938, Un anno sull'Altipiano venait discrètement y remédier en donnant enfin à l’Italie le grand livre qui lui manquait sur le sujet.

Antifasciste de la première heure, Emilio Lussu était en Suisse pour soigner une tuberculose contractée dans les prisons de Mussolini lorsque, sur l’insistance d’un ami, il se décida enfin à rassembler ses souvenirs d’une année de guerre – de juin 1916 à juin 1917 – soit l’année précédent la terrible défaite de Caporetto, alors que, face à l’Autriche-Hongrie, l’Italie s’enlisait dans une guerre de positions où les lignes ne bougeaient plus que de façon millimétrique, où l’on se battait furieusement pour quelques mètres de col aussitôt repris, pilonné par l’artillerie (celle de son propre camp le plus souvent). Né en 1890, Lussu était alors un jeune lieutenant d’infanterie, fraîchement émoulu de l’université de Cagliari. Interventionniste de son propre aveu au début de la guerre, il ne tarde pas à en découvrir l’absurdité sanglante, augmentée par l’incompétence de généraux séniles ou ivres de gloire et de politiciens va-t-en-guerre qui n’ont du front qu’une expérience purement rhétorique. Les hommes contre sera le compte-rendu fidèle de cette absurdité, au fil de scènes d’un humour féroce, tragique, parfois macabre, où la gnôle, sous le doux nom de « cognac » s’avère la plupart du temps le carburant majeur et la plus fidèle alliée de l’héroïsme d’un bout à l’autre de la chaîne de commandement. On donnerait alors bien volontiers toute l’œuvre pompeuse de D’Annunzio pour un seul paragraphe de ce témoignage à la langue simple et sans détours, rétif à tout spectaculaire comme à tout apitoiement, sans équivalent dans sa noirceur spécifique que La Peur, du trop oublié Gabriel Chevallier ou l’implacable et sardonique lucidité des dessins du Gus Bofa de Chez les toubibs.

Plus tard, Lussu luttera contre le fascisme, en Italie comme en Espagne, fondera le parti socialiste Justice et Liberté, sera brièvement ministre et longtemps sénateur, au point d’incarner jusqu’à sa mort, en 1975, une forme d’intégrité morale dont la politique, italienne ou non, a généralement bien besoin et dont son unique « roman » reste, encore et toujours, l’indispensable et la plus pure expression.

Yann Fastier