« C’était un samedi soir, le meilleur moment de la semaine, celui où l’on s’amuse pour de bon, l’un des cinquante-deux jours de gloire dans la grande roue de l’année qui tourne si lentement. (…)

 

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Vous appliquez la formule ‘le bonheur dans l’alcool’, vous pelotez la taille des femmes et sentez la bière se répandre délicieusement dans la masse élastique de vos entrailles. »

Le roman s’ouvre sur une scène d’héroïsme pour Arthur, un samedi soir sur la terre, qui voit sa soirée au pub se terminer par un acte de bravoure mémorable. Après avoir ingurgité onze pintes de bière et sept verres de gin, suite à un pari mettant en jeu son honneur de picoleur, il dégringole l’escalier sur la route des toilettes, se repose au bas des marches en position foetale le temps d’un léger coma, puis se relève, boit trois pintes de plus au comptoir, en vomit le trop plein sur un client et sa bourgeoise, et rentre se coucher.

Arthur Seaton, grand gaillard blond, a vingt et un ans et vit à Nottingham. Il travaille depuis ses quinze ans dans la même usine de vélos que son paternel. Le boulot est harassant, dangereux mais n’empêche pas de penser. Arthur est satisfait. Il gagne bien sa vie en comparaison à la misère qui plombait la classe ouvrière avant-guerre. Les quatorze livres hebdomadaires qu’on lui octroie lui laissent assez pour participer aux frais du foyer qu’ils partage avec ses parents et son frère et se payer ce qu’il veut : des fringues classes, sa dose de clopes et de bière, de quoi parier sur les matches de foot, de quoi sortir Brenda, la femme mariée qu’il baise dans le dos de son pote de l’usine. Les femmes mariées, c’est ce qu’il y a de mieux, du sexe sans attache, peu d’ennui, si ce n’est quelques poings dans la tronche d’époux humiliés, et des fois, devoir faire passer le gosse, ce qui est, après tout, une affaire de femmes. Les donzelles adorent sa jolie petite gueule, sa façon de frimer, de se la raconter. Quand il en a marre du bruit et de la fureur, il lui suffit de passer quelques heures le dimanche, dans son coin de campagne, seul, à pécher.

Arthur est en colère. Tout le temps. Sans trop savoir pourquoi. Sa rage le dévore. Son monde est trop étroit, même s’il n’en désire aucun autre et qu’il est fier de faire partie des prolos, bagarreurs, chapardeurs, irrespectueux, solidaires et braves. Ses rêves sont trop petits pour sa grande carcasse, alors il cherche des émotions à sa mesure, se mettre en vrac et se battre, à l’occasion. Il ne croit ni à dieu ni à diable. Les politicards le débectent : « Tu sais ce que je voudrais lui faire, moi, au gouvernement ? J’voudrais faire le tour de toutes les usines d’Angleterre avec une décoction d’carnets à souche et l’mettre en loterie, leur parlement.» La violence le fait vivre plus. Le futur n’existe pas : « L’homme lança de toutes ses forces la chope contre la vitrine. (…) Le fracas du verre cassé fut agréable à Arthur : il synthétisait toute l’anarchie qui était en lui : c’était le bruit le plus convenable, le plus à propos pour accompagner la fin du monde et la sienne propre. »

Si loin, si proche.

Arthur est un angry young man, à l’image de son créateur, Alan Sillitoe. Samedi soir dimanche matin, roman largement autobiographique, publié initialement en 1958 est un monument de la littérature anglaise, l’un des premiers à mettre en avant des Working Class heroes, leurs frustrations, leurs grandeurs et leurs bassesses, sans angélisme. Ecrit dans une langue efficace, vive et fleurie, il s’avère presque un documentaire naturaliste sur les conditions de vie de la classe ouvrière, dans les usines, les pubs, leur thé et leurs sandwiches, leurs postes de télé acquis à crédit, leur pale ale et leur gouaille. Il décrit avec une terrible acuité la surpopulation, la promiscuité. La violence aussi, perçue comme la normalité. Celle dont les gamins sont victimes, élevés à la dure par des pères alcooliques. Celle subie par les femmes - loin d’être des fleurs fragiles, les héroïnes de Sillitoe n’en reçoivent pas moins nombre de roustes.

Pourtant si proche.

Samedi soir n’est pas un témoignage sur des temps révolus. C’est une oeuvre littéraire pleine de hargne et, à ce titre, elle demeure furieusement actuelle. So british. So punk. C’est ce qui fait qu’on s’attache à Arthur. Irresponsable, égoïste, guidé par ses envies et le besoin frénétique de les assouvir dans l’instant. Il est vivant. Universel. Intemporel. Populaire. Sa rage fulgurante, ses jouissances simples, son cheminement sans hâte à une vie plus adulte sont les nôtres et continuent d’influencer écrivains - John King est un fils de Sillitoe dans sa peinture des hooligans, notamment dans son Football Factory, et musiciens, de Madness à Arctic Monkeys.

Marianne Peyronnet