Les krollebitches – un mot venu du bruxellois, peut-être inventé par Franquin – ce sont ces multiples signes qui parsèment la bande dessinée depuis toujours et,
d’une certaine façon, lui sont consubstantiels : traits de mouvement ou de vitesse, étoiles, pictogrammes, gouttes de sueur, tortillons et autres zigouigouis. Jean-Christophe Menu n’a jamais vécu que pour la bande dessinée, c’est donc à l’enseigne de la krollebitche qu’il a choisi de rédiger ces « souvenirs, même pas en bande dessinée ». Plutôt que d’autobiographie (dont il fut l’un des pionniers en France et en BD avec Livret de phamille (L’Association, 1995)), peut-être en l’occurrence vaudrait-il mieux parler d’autobibliographie, s’agissant non pas de sa vie en elle-même, mais de la façon dont la bande dessinée, dès l’enfance, l’aura formé, informé, déformé peut-être. Ce sera donc l’histoire d’une découverte, du premier numéro de Spirou, vers l’âge de quatre ans, jusqu’au premier fanzine à l’adolescence, en prélude à la professionnalisation. Rien au-delà, malgré le rôle fondamental qu’il allait être amené à jouer dans le renouvellement de la bande dessinée française des années 90, car il s’agit avant tout de montrer, presque sociologiquement, comment s’élabore une culture chez un enfant de la classe moyenne. Sans atteindre le degré de maniaquerie du petit Jean-Christophe, quiconque s’est lui-même intéressé à la bande dessinée dans ces années-là (70-80, en gros) y reconnaîtra bon nombre de stations de son propre « chemin de choix » : Spirou, Tintin, Pif-gadget, l’irruption météorique du Trombone illustré dans les pages de Spirou, les hauts de page de Yann & Conrad… Jusqu’à ce que Menu nomme très justement « l’antimatière », cette bande dessinée pour adultes dont chaque rencontre, toujours inopinée, toujours troublante, entrouvre une nouvelle fenêtre sur des espaces insoupçonnés mais de plus en plus vastes.
Le récit de la découverte se double de celui d’un apprentissage. Amoureux de la BD, JCMenu n’eut de cesse de rejoindre ses modèles, avec tout l’enthousiasme et toute l’obstination du néophyte. Ce furent alors des centaines et des centaines de pages, dessinées directement au stylo, au crayon, au feutre dans de petits cahiers préparés à l’avance, sans possibilité de retouche, naïves, certes, mais où, sans en avoir l’air, se forgeait un style, une écriture propre dont l’effet se déploierait bien plus tard, sans oublier ce qu’elle doit à ses maîtres.
Car la bande dessinée, depuis le début, depuis Töpffer et même avant, est d’abord une affaire de filiation. Tout dessinateur, aussi médiocre soit-il, peut être relié à tous les autres par le jeu des influences. Rare cas de dessinateur qui soit aussi théoricien, Jean-Christophe Menu n’aura de cesse, ici comme ailleurs, de rendre hommage à ses inspirateurs, de Macherot à Franquin et Tillieux, de Moebius à Robert Crumb. Souhaitons que ce petit livre alerte et drôle prenne à son tour sa place dans la chaîne et que, de madeleine de Proust à l’usage des quinquas que nous sommes, il devienne à son tour source d’inspiration pour les petits nouveaux prêts à jaillir de leur cocon de pages.
Yann Fastier