Ceci n’est pas un roman. Paru en 1930, 10 CV – Dix chevaux-vapeur se veut avant tout une « chronique de notre temps ».

 

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Un temps qui n’est guère au beau fixe, à moins de tenir la queue de la poêle. Ceux qui la tiennent s’appellent alors Henry Ford ou André Citroën. Les « années folles » voient le développement spectaculaire de l’industrie automobile. En France comme aux États-Unis, les constructeurs innovent : taylorisation à outrance de la chaîne de production, cadences infernales… Il faut produire, de plus en plus vite, de moins en moins cher, une montagne de bagnoles que la publicité se chargera bien de vendre aux gogos. C’est le triomphe de la machine – un triomphe que Les temps modernes, de Charlie Chaplin, résumera bientôt en quelques images mémorables. 

Ceci, donc, n’est pas un roman, mais une tentative pour dépasser le roman bourgeois en y infusant une bonne dose de documentaire. L’industrie automobile y sera donc disséquée et étudiée sous tous les angles, y compris les plus inattendus pour les amateurs de belles carrosseries. Car l’auto, c’est aussi du caoutchouc pour les pneus, de l’essence, des routes… Au-delà de la seule sphère industrielle, la voiture devient très vite un enjeu géopolitique et stratégique et bouleverse l’ordre du monde sur fond de spéculation effrénée, d’exploitation coloniale et de guerres. L’une des grandes forces de ce livre sera donc de dévoiler – de façon très marxiste, jusque dans ses moindres implications – une très moderne politique de la chignole.

Ceci n’est pas un roman, certes, mais cela finit tout de même par le devenir. Car, loin de toute abstraction, le réquisitoire est d’autant plus accablant qu’il est toujours incarné. Ehrenbourg donne des noms, et pas seulement ceux des magnats de l’industrie : la grande cause de l’automobile n’est pas sans conséquences et toutes aboutissent à broyer de l’humain. Cet homme, ce peut être Pierre Chardin, ouvrier-monteur brisé par le travail à la chaîne ou bien ce peut être André Sabatier, jeune gréviste assassiné par un nervi de la direction. Mais c’est tout aussi bien Mr Davies, planteur dévoré par les fièvres et l’alcool ou bien ce coolie qui, là-bas, en Indochine, meurt « en silence et en cadence » et « sans porter le faix des idées ». Autant de portraits individuels, autant de destins brisés par l’automobile-reine, dont la grande épopée n’est ainsi semée que de cadavres.

Ilya Ehrenbourg (1891-1967) a du souffle et le sens de la synthèse. Si vaste soit le tableau, il le brosse en quelques traits, à courtes saccades de cette prose rapide et heurtée, presque télégraphique, qui fit de lui l’un des meilleurs mitrailleurs de son temps. Un mitrailleur, donc un bon soldat, et c’est un peu la limite de ce très efficace « roman-documentaire » : écrivain soviétique, Ehrenbourg est un poil trop dans son rôle lorsqu’il dénonce impitoyablement la machine capitaliste. Or, s’il épousa effectivement très tôt les idéaux révolutionnaires, il n’aura pas toujours un parcours aussi droit et ses errements idéologiques resteront célèbres (il ira jusqu’à rejoindre l’armée blanche de Denikine pendant la guerre civile !) Il traversera pourtant toute la période stalinienne dans une tranquillité qui fut refusée à bien d’autres et qui en dit finalement assez long sur la souplesse de son échine. Ce n’est pas lui refuser toute crédibilité (il fut notamment, avec Vassili Grossman, à l’origine du Livre noir des crimes nazis, cité en témoignage au procès de Nuremberg) mais, à la lecture de ce livre par ailleurs passionnant de bout en bout, on ne peut  s’empêcher de penser que, placé dans d’autres circonstances, pareille girouette eût tout aussi brillamment assuré la com’ de la maison Citroën…

Yann Fastier