« Tous étaient de pieux catholiques pendant la messe du dimanche »
JimTully avait publié quatre livres avant Les assoiffés. Réputé pour ses enquêtes en totale immersion dans des milieux mystérieux (les hobos, le cirque), animé de la volonté de donner la parole aux petites gens, aux besogneux, à ceux qui s’écartent de la norme, il livre ici un témoignage, affectueux autant que lucide, sur une communauté qu’il connaît bien pour en faire partie, les Américains d’origine irlandaise, autant dire les Irlandais, tant leur immigration est récente et leurs souvenirs de la verte Erin sont toujours prégnants. Publié pour la première fois en 1928, Les assoiffés est donc un document sur une époque et les conditions de vie d’une population assignée aux labeurs ingrats (construction des chemins de fer, creusement des canaux) parquée dans des cabanes aux abords des chantiers, et l’histoire particulière de sa famille. Les Tully et les Lawler (sa branche maternelle) incarnent les représentants ordinaires de ce million et demi d’Irlandais ayant quitté leur pays entre 1845 et 1852, exil dû à la fameuse maladie de la pomme de terre ayant entraîné la famine. Le destin de sa mère Biddy, bonne à 12 ans, mariée à 16, morte à 32, ayant donné naissance à 8 enfants, n’a rien d’exceptionnel, ni même sa personnalité : « elle était de ces femmes maussades qui vivaient dans l’ignorance et mouraient dans la foi. » Placé en orphelinat, le jeune Jim conservera un souvenir plus saisissant de son grand-père Hughie, dont l’esprit sarcastique et l’amour de la littérature influeront sur son futur parcours d’écrivain. Le vieux Hughie avait toujours de bons mots qui sortaient de sa bouche et du mauvais alcool qui y entrait. Il avait le sens de la formule et châtiaient volontiers ses compatriotes qu’il jugeait malléables et peu curieux : « Ces crétins d’Irlandais crevaient d’faim pour la gloire, avec leurs curés qui leur montraient comment mourir en chrétiens, en rongeant le bois de la croix ! » mais en qui il trouvait de joyeux compagnons de beuverie. Il est l’Irlandais gouailleur, râleur, hissé au rang d’archétype. Il sera le relais pour Jim entre l’Irlande des légendes, des superstitions et l’Amérique des possibles, des probables, des chimères. Il lui donnera le goût de lire (Zola, Dumas, Daudet, Dickens) et à coup sûr celui d’écrire, de collecter, de noter souvenirs et observations. Les assoiffés atteste du style si particulier de Jim Tully. Phrases courtes, rythme saccadé, poésie fulgurante et drôle (« Jamais un Lawler ne prit son temps pour mourir. »), sa prose incisive n’a pas perdu sa verve 100 ans après.
Marianne Peyronnet