La bédé, c’est un truc de débiles et d’illettrés,

 

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un passe-temps à l’usage des enfants et des benêts qui préfèrent se gaver d’images plutôt que de faire l’effort de lire de vrais livres.

L’air est connu depuis longtemps, et même s’ils s’essoufflent un peu ces derniers temps, il est encore de beaux merles pour le siffler, et jusque dans les milieux prétendument bien informés. C’est tout de même agaçant mais, comme on est dans un bon jour, plutôt que de les bombarder comme ils le méritent à coups de figues molles, on se contentera de leur opposer La Passion des anabaptistes.

Trois gigantesques volumes de 38 cm parfaitement incommodes : c’est dire si les anabaptistes dérangent encore, qui furent en leur temps l’une des plus notables épines au pied des repus et des puissants. Nés de la Réforme, ils en représentèrent la frange la plus radicale et, d’une certaine façon, la plus révolutionnaire. Lorsque, en 1517, le jeune Martin Luther affiche publiquement ses 95 thèses contre le commerce des indulgences et les prévarications de l’Eglise, il entend certainement mettre un bon coup de pied dans la fourmilière papale mais il ne s’attend peut-être pas à se faire aussi rapidement déborder sur sa gauche. Les idées de Luther trouvent en effet un écho immédiat dans ces terres d’Allemagne et de Bohème où le souvenir de la révolution hussite est encore vif. Y trouvant la confirmation de leurs propres intuitions, des prédicateurs s’en emparent et chauffent un peuple éminemment inflammable, écœuré par les multiples excès de la noblesse et d’une Eglise corrompue jusqu’à la moelle. Les révoltés réactivent le Bundschuh, en souvenir des jacqueries qui avaient embrasé la région quelques années auparavant. S’y mêlent, cette fois-ci, revendications sociales et religieuses, dans un contexte fortement millénariste, qui doit enfin voir advenir la Jérusalem céleste et le Royaume des Cieux. Les paysans vont à la guerre, brûlent couvents et châteaux au nom du nouveau Règne qui verra les Chrétiens communier dans une perfection d’avant la Chute. Si la répression s’organise assez vite et de façon radicalement efficace, ils n’en auront pas moins fait trembler quelques nobles fessiers et jusqu’à ce gros malin de Luther, qui n’aura pas mis trop de temps à découvrir de quel côté se trouvait le manche. Après son apogée, en 1525, la crise anabaptiste connaîtra son épilogue en 1535, lorsque la ville de Münster, tombée aux mains des insurgés, sera le théâtre tragique d’une véritable folie meurtrière, entre fanatisme et démesure hallucinée d’un roi de pacotille.

Joß Fritz, Thomas Müntzer, Jan Van Leiden : le révolté, le réformateur et le tyran. Trois figures exemplaires autour desquelles s’organise la trilogie, de manière à la fois diachronique et synchronique. Fritz est un guerrier, un ancien lansquenet passé par le Bundschuh, cette révolte paysanne dont il apporte le vieil étendard aux nouveaux insurgés. Paradoxalement, il sera l’un des rares à survivre à la guerre. Thomas Müntzer est un prédicateur et un théologien, qui prône l’égalité de tous et dont on ne sait plus très bien s’il annonce le Jugement dernier ou la Révolution. Il sera décapité après la terrible défaite de Frankenhausen, où des milliers de paysans furent massacrés à coups de canons pour seulement six morts parmi les mercenaires de l’autre camp. Quant à Jean de Leyde, c’était un simple aubergiste. Venu à Münster pour suivre son maître, le prédicateur messianique Jan Matthijs, il se proclame roi à la mort de celui-ci, impose travaux forcés et polygamie à la population et se livre à de nombreuses exactions. Il sera pris après le siège de la ville, exposé dans une cage et dépecé vif.

Marx et Engels virent dans la Guerre des Paysans et ses développements l’un des prodromes du Communisme à venir, l’expression encore entachée de religiosité d’une aspiration populaire à la justice sociale. On reste libre d’y voir tout aussi bien la manifestation déchaînée – au nom d’une prétendue « pureté » originelle – d’un intégrisme religieux dont notre siècle n’a jamais eu le monopole. Quoi qu’il en soit, et au-delà d’une leçon d’Histoire magistralement mise en scène, il faut saluer dans la série une véritable capacité à interroger notre propre époque. Les anabaptistes furent-ils des révolutionnaires ou bien des « terroristes » ? La passion religieuse justifie-t-elle les massacres et la violence ? Libre à chacun de répondre ou non, on n’échappera pas au regard terrible que semblent poser sur nous les portraits de couverture, dont le trait griffé, hachuré, puise aussi bien à l’expressionnisme allemand qu’à la peinture de la Renaissance – celle de Bosch, de Dürer et de Grünewald. Le dessin d’Ambre, où le noir l’emporte nettement sur le blanc, fait d’ailleurs la part belle aux gros plans, aux détails de visages et de mains parfois directement empruntés aux tableaux du temps, comme pour mieux signifier la passion qui anime les personnages en même temps qu’elle les enferme. Le texte brûle d’une aussi sombre flamme. Mêlant récitatif imité de l’ancien et dialogues furieux visiblement inspirés par l’Esprit-Saint, il sonne plus vrai que les trompettes de l’Apocalypse elles-mêmes et pourrait servir d’exemple à bien des romanciers

Pour mémoire, rappelons que David Vandermeulen, le scénariste, fut, entre autres travaux, l’auteur d’une remarquable biographie dessinée de Fritz Haber, l’un des inventeurs des gaz de combat. Il dirige aujourd’hui la Petite bédéthèque des savoirs, l’équivalent des Que sais-je ? en bande dessinée, qui associe dessinateurs et spécialistes en tous domaines. En compagnie d’Ambre, il a également livré une adaptation du Faust de Goethe ainsi que…

Mais à quoi bon continuer ? De toute façon, la bande dessinée, c’est pour les cons.

Yann Fastier