On la savait mère blafarde, Viktor Paskov en fait un conte obscène : l’Allemagne, vue par un exilé, prend des allures de chiottes bouchées sur fond de dystopie.

 

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Faute de perspectives dans son propre pays, Viktor, un jeune Bulgare, rejoint son père, trompettiste dans un orchestre symphonique de RDA. Nous sommes en 1968, le Printemps de Prague vient d’être écrasé par les armées du Pacte de Varsovie et l’avenir s’annonce plutôt sombre quand on a 19 ans, qu’on aime le rock et qu’on n’a pas eu la chance d’être né du bon côté du Rideau de fer. Aussi Viktor se promet-il monts et merveilles d’une Allemagne qui passe alors pour la vitrine économique du Bloc de l’Est, le pays le plus proche de l’Eldorado occidental. La désillusion ne tarde pas : assignée à résidence dans un foyer déglingué, la petite communauté des « invités » bulgares mijote ses névroses en vase clos, minée par la crainte permanente de déplaire à ses maîtres, qui ont tout pouvoir de les renvoyer chez eux « par étapes ». Embauché au théâtre comme machiniste, Viktor se trouve immédiatement en butte à l’hostilité de collègues à peine dénazifiés, instrumentalisés par une Stasi toute puissante et poursuivant des buts connus d’elle seule. Face à ce chaos, Viktor a beau se débattre comme un beau diable, il n’a bientôt plus qu’une idée en tête : rentrer. Il sera sur le point d’y parvenir quand, soudain, le rock fera basculer son destin…

On ne choisit pas sa famille et les « pays frères » ne l’étaient apparemment pas tant que ça, si l’on en croit ce roman caustique, anarchique et parfaitement réjouissant. C’est d’abord et avant tout une incroyable collection de trognes que Viktor Paskov croque avec une verve grimaçante digne d’un George Grosz ou d’un Otto Dix. Du directeur Heimann, froid et manipulateur, dont les longs doigts « lorsqu’il les remua (…) se mirent à se tordre dans dix directions différentes, comme des limaces prises de paranoïa » à Tschoke, la logeuse, « une montagne, avec de petits yeux enfoncés hargneusement dans une couche de graisse et des moustaches sous un nez en forme de point d’interrogation », en passant par tout l’équipe des machinistes – Georges, parfait sosie d’Elvis, Konny aux « épaules couvertes de tatouages comme brodés par un cinglé », Cléopâtre, d’une laideur au-delà de toute expression, Konny, au biceps tatoué d’une mouvante croix gammée ou Köppe, qui sait « imiter à la perfection la voix du Führer » et dont le grand plaisir est d’adresser aux étrangers un « ssssssssss » aimablement évocateur des chambres à gaz. Même son père n’est pas épargné, que Viktor reconnaît à peine à la gare, « avec, sur son visage, le sourire confus qui me tourmente encore maintenant, quand je me tourne et me retourne, à trois heures du matin, dans l’abîme du sommeil ». C’est qu’en Allemagne « être artiste n’était pas une profession. C’était un diagnostic ». Aussi « l’artiste devait se sentir constamment coupable – parce que son travail était immatériel, et jurer d’être loyal – parce qu’il était entretenu par l’État. »

Viktor Paskov (1949-2009) a lui-même étudié en Allemagne avant de devenir musicien et critique musical. « Autofictif » avant la lettre, ce roman est donc un peu le sien et si, à en croire certains, on n’écrit bien que pour se venger, on est ici au-delà de la réussite. Paru d’abord en français en 1992, avant même d’être publié en Bulgarie, Allemagne, conte cruel (d’après le titre alors imposé par l’éditeur) n’était pas l’œuvre d’un inconnu. Sa Ballade pour Georg Henig, avait connu en 1987 un succès retentissant et devait devenir un classique de la littérature bulgare. Allemagne, conte cruel dérouta, qui prenait l’exact contre-pied de ce roman tout en tendresse. Il n’en est cependant pas complètement dépourvu, notamment dans la belle évocation que fait Viktor du destin de ses amis, au moment de les quitter. Mais le cru l’emporte définitivement sur le cuit, et l’auteur aura beau terminer sur un ironique et extatique « LOVE ! LOVE ! LOVE ! » l’amour n’y triomphe jamais qu’en dépit de la vie.

Yann Fastier