Le XXe siècle a vu les civils devenir les premières et les principales victimes de conflits de plus en plus meurtriers

 

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et le XXIe, à cet égard, s’annonce d’ores et déjà comme un grand cru. À l’heure des bombardements massifs, des génocides et du viol systématique, les femmes et les enfants, jusque là relativement épargnés, sont désormais en première ligne. Ils n’ont généralement rien demandé. Les enfants, en particulier, peuvent et doivent être considérés comme les victimes innocentes de considérations géopolitiques qui les dépassent en totalité.

Mais y a t-il encore des « victimes innocentes » ? se récusera peut-être le bourgeois post-moderne à l’heure de l’apéro. Après tout, les enfants ne sont pas moins cruels que leurs parents, quand on leur en donne l’occasion, et puis ce sont tous des pervers polymorphes, Freud l’a bien montré. On ne nous la fait pas : il y a belle lurette qu’on ne coupe plus au nounours dans les décombres et aux dessins de Plantu !

Alors un livre survient qui vous colle une claque. Et puis une autre, à vous décoller du canapé. Une autre encore, et puis toute une volée, à mesure que se succèdent les dessins qui, page après page, ne disent rien d’autre que l’horreur pure. Car les enfants ne jouent pas, quand ils dessinent. Ils ne cherchent rien, et surtout pas à faire pitié. Ils racontent ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont vécu, sans fioritures ni pathos. Viols, décapitations, bombardements, massacres, rien n’est caché, tout est là. Qu’ils soient juifs ou tziganes, afghans ou tchétchènes, soudanais ou syriens ne fait rien à l’affaire, c’est la vérité de la guerre qui s’étale sous nos yeux.

Au point que ces dessins ont d’abord servi de témoignages. C’est à ce titre qu’ils furent souvent demandés, voire commandés, aux jeunes réfugiés de la République espagnole, aux enfants survivants des camps nazis, comme une façon d’alimenter un récit ou de documenter une Histoire encore à vif. Donnés comme objectifs, ils participent alors à la contextualisation de ce qu’ont vécu les populations, dans l’optique, parfois, de procès en crimes de guerre et en crimes contre l’humanité devant les instances internationales. Ce n’est que bien plus récemment qu’un certain nombre d’ONG les intègrent dans leur dispositif de prise en charge des victimes de guerre. Le dessin devient alors vecteur – parfois le seul possible en cas de traumatisme grave – d’une démarche réparatrice, thérapeutique. Mais le résultat est le même : qu’ils disent l’horreur pour ne plus avoir à s’en souvenir ou bien, justement, pour en transmettre le souvenir, les dessins d’enfants ne changent pas de nature et traduisent une expérience identique de la violence.

Peuvent-ils cependant aller jusqu’à servir de preuve devant un tribunal, quand on ne peut exiger d’un mineur qu’il prête serment ? La question, quoi qu’il en soit, se pose très sérieusement parmi les juristes, avec toutes les difficultés qu’elle comporte (dans quelle mesure un dessin peut-il être instrumentalisé, son auteur manipulé ?) et les précautions qu’elle suppose (en termes de recueil et de contextualisation).

En attendant, ces dessins sont là et bien là, avec leur maladresse et leur puissance, à jamais hors de portée des ricaneurs et des esthètes. Ils sont là et, comme nous les regardons, ils nous regardent.

Yann Fastier