Rappelés en 1956, après avoir terminé leur service militaire et repris leur activités civiles, au moment même où l’Algérie rentrait en révolte, Enne et ses compagnons, qui sont étudiant, ingénieur, instituteur, commerçant ou fermiers du Limousin, rempilent et sont envoyés au village de Lacroix.
On attend un officier de carrière, un saint-cyrien, pour encadrer ces simples soldats et « maintenir l’ordre » dans ce coin d’Algérie près de la frontière tunisienne.
Mais l’officier n’arrive pas, alors on s’arrange, Enne, qui a fait l’école de sous-officier, prend le commandement. Étudiant en philosophie, grand lecteur d’Aristote, il trimballe au fond de ses poches un exemplaire de « l’éthique à Nicomaque » qui mérite à peine encore le nom de livre. Il mène ses hommes sur la pointe des pieds, essayant de laisser la trace la plus ténue possible du passage de l’armée française. Quand ils arrivent à Lacroix, il ne reste rien du village incendié, et la section qui l’occupait avant eux a tout emporté, ne laissant pas même une liste d’instruction. Alors on s’organise, on retape un peu, on fait quelques rondes en essayant de ne pas effaroucher la population locale, et surtout on tâche de s’occuper pour garder le moral intact. Une école est créée, on appâte les enfants en leur offrant la cantine, une cohabitation s’installe. On interprète les ordres à l’aune d’une occupation paisible, malgré les dérapages et les bavures, en essayant de maintenir un fragile équilibre, qui n’est ni la paix ni la guerre, mais un entre-deux un peu flou où se cache une humanité obstinée, une rage silencieuse à ne pas se laisser emporter par la culpabilité et la colère. C’est la vie quotidienne d’une petite garnison, émaillée de scènes qui vous laissent éberlué, suffocant sur votre canapé tremblant, et racontée dans une langue humble et lumineuse, à hauteur d’homme, dans un grand roman de la petite histoire.
Lionel Bussière