Il n’est pas toujours inutile d’avoir passé quelque temps à s’esquinter les yeux sur des bouquins médiocres : le joyau qui suit n’en prend que plus d’éclat.

 

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Débusqué par La Peuplade dans les anfractuosités d’une île du Golfe de Finlande, celui-ci brille de ses 22 facettes, autant que de courts récits d’une eau pareillement pure et claire.

Sophie, une petite fille, passe l’été dans la maison de famille en compagnie de son père et de sa grand-mère. Elle vient de perdre sa mère. C’est dit, on n’y reviendra pas. Le papa est une présence discrète et studieuse, laissant le champ libre aux deux autres au fil d’une saison qui s’ouvre « en vagues d’extase et d’été » pour s’achever un soir d’août, quand « [l’] été est encore là mais (…) ne vit plus » et qu’imperceptiblement les choses « se rapprochent de la maison » bientôt refermée jusqu’à l’année suivante. Entretemps, l’espace et le temps se seront dilatés pour faire de la petite île un univers à la mesure de l’insatiable soif d’activité de la fillette. Explorer chaque recoin de l’île, nager en eau profonde, rédiger une thèse instantanée sur la régénération des vers de terre, adopter un chat récalcitrant, croire aux miracles, bouder, s’ennuyer, même, c’est bien du tracas et comme on est très sérieux quand on a six ou sept ans, ce n’est pas toujours facile, on a parfois besoin d’être épaulée dans ses expériences. La grand-mère est là pour ça, à sa façon à la fois bougonne et attentive. Ces deux-là font la paire et si elles s’aiment profondément, elles n’éprouvent pas le besoin de se le répéter sans cesse. Comme tous les enfants, Sophie peut se montrer égoïste et cruelle, pour fondre en larmes sitôt rattrapée par l’impératif catégorique. L’âge et la fatigue aidant, sa grand-mère n’est pas elle-même exempte de maladresses ou de mesquineries. Toutes deux ont l’élégance de se pardonner l’une l’autre en toute simplicité, toujours soucieuses de préserver leur dignité réciproque, quelle que soit la situation parfois embarrassante où elles sont allées se fourrer. Grand-mère est indulgente, Sophie le lui rend bien, tout en lui passant ses clopes : si leur indéfectible complicité est au cœur de la totalité du recueil, jamais elle ne s’exprime de manière aussi drôle que dans « La tempête de Sophie » où, la petite ayant prié pour qu’il se passe « enfin » quelque chose, elle voit ses désirs largement dépassés lorsque, diligent pour une fois, Dieu lui suscite « une tempête digne de l’Atlantique » qui menace de tout dévaster sur son passage. Bien qu’irritée par son outrecuidante naïveté (« Mon Dieu, dit Sophie solennellement, je ne me doutais pas que j’étais si importante. C’est vraiment gentil de votre part. Je vous remercie. Amen »), la grand-mère prétend alors avoir prié la première, soulageant ainsi la petite d’une culpabilité croissante, ce dont elle profite pour renverser les rôles avec une réjouissante condescendance : « C’est bien. Maintenant, tâche de dormir et d’oublier les ennuis que tu as provoqués. Je ne le dirai à personne. »

Mondialement célèbre pour ses insurpassables Moumines, Tove Jansson sut également peindre, dessiner, sculpter et même nager, en témoigne la couverture de L’art de voyager léger (Le livre de poche, 2015), qui donne en outre un aperçu de ce que pouvait être cette île et sa maison. Car il y a certainement beaucoup de l’autrice finno-suédoise dans cette grand-mère qu’elle ne fut jamais, et peut-être même dans cette petite-fille qu’elle fut sans doute. Depuis quelques années, plusieurs rééditions et quelques inédits ont rendu une actualité méritée aux romans pour adultes de Tove Jansson. Bien que moins connus que son œuvre pour la jeunesse, ils témoignent cependant d’un même talent, d’une égale finesse tout en retenue dont Le livre d’un été, plus que tout autre, ne cesse de renouveler le miracle.

Yann Fastier