Imaginez un avenir proche, où l’Europe se remet à peine de guerres dévastatrices.
Un monde où les livres n’intéressent plus personne et ne servent, grosso modo, qu’à griller des steaks. La « Cuisine » est une guilde, une mafia internationale de rôtisseurs qui parcourent le monde afin de satisfaire les lubies des nababs de la nouvelle jet set, où le luxe ultime consiste à payer très cher une petite grillade à l’édition princeps, généralement acquise à prix d’or ou volée dans les rares bibliothèques subsistantes. Ces cochonneries ne brûlant pas si bien qu’on pourrait le croire, le book’n’grill est une affaire de spécialistes, experts dans l’art de la lecture à feu vif ou à feu doux. Gueza, lui, « lit » les Russes. Dans sa partie, c’est l’un des meilleurs : habile, prudent et, surtout, dénué de toute conscience, autre que professionnelle. Aussi, lorsque d’outrecuidantes crapules prétendent inonder le marché de fausses éditions originales d’Ada, est-il désigné par la Cuisine pour superviser la destruction des malfaisants.
Il ne faut bien sûr jamais attendre de Sorokine l’un de ces scénarios tirés au cordeau qui font les bonnes affaires d’Hollywood : le Russe, comme dans ses précédents romans (Telluria, Actes sud, 2017), a la science-fiction vagabonde et le postmodernisme musard. Manaraga, c’est d’abord une promenade, au gré des voyages et des prestations de Gueza, à travers une nouvelle extension d’un univers patiemment mis en place au fil des livres et des ans. Un univers tout de déglingue high tech, peuplé de laissés pour compte et d’oligarques, de fanatiques et de mutants trans-humanistes, à la fois grotesque et d’un cynisme assez glaçant pour déplaire aux âmes sensibles, qui ne verront ni sans effroi (ni sans plaisir coupable) partir en fumée le meilleur des belles-lettres mondiales, tandis que résonne en arrière-plan le ricanement méphistophélique de l’auteur.
Yann Fastier