Certains livres se laissent moins bien apprivoiser que d’autres.
On hésite, on balance, tandis qu’ils montrent les dents. Parmi ceux-là, Bezimena se veut une relecture du mythe d’Actéon, ce chasseur qui, ayant surpris la déesse au bain, se change en cerf et finit déchiré par ses propres chiens. Une relecture, donc, et une vengeance, où le chasseur s’appellerait Benny, masturbateur compulsif, concierge au zoo municipal. Ayant trouvé le carnet de croquis d’une jeune femme dont il est amoureux, il y découvre une série de dessins pornographiques qui semblent le mettre en scène dans ce qui lui apparaît comme l’avenir inéluctable de leur relation. La suite, d’une terrible perversité, vaut de n’être pas dévoilée, même si le plus important n’est pas là. Il est bien plutôt dans la perfection formelle d’un dispositif qui suffit à lui seul à créer un malaise d’autant plus persistant qu’il est soigneusement tenu à distance par la narration. A gauche, un ciel étoilé où s’inscrit le récit, à la troisième personne. A droite, de grandes planches muettes qui semblent modelées dans le papier tant la précision du dessin y confine à l’absolu : on n’avait guère vu de croisillons aussi froidement maîtrisés depuis M. C. Escher ! Lui-même placé en position de voyeur, le lecteur n’est pas sûr de bien comprendre ce qu’il voit, ni même s’il le voit pour de bon. Fasciné, il est surtout tenté de vérifier s’il ne lui pousse pas des bois ! Mais tout ce que cette histoire pouvait conserver d’un peu obscur s’éclaire à la lecture – glaçante – de la postface de l’auteure. Elle y raconte la tentative de viol dont elle-même fit l’objet pendant son adolescence en Serbie. Un viol parfaitement prévu et organisé à l’avance selon un dispositif bien rôdé dont on ignore encore combien de jeunes filles furent victimes. Après Fatherland (Ici même, 2014) sur son père terroriste, mort dans l’explosion de sa propre bombe, Nina Bunjevac confirme bien plus qu’un talent certain pour l’art séquentiel : son aptitude à dompter les abîmes.
Yann Fastier