Treize ans ! Treize ans qu’on était sans nouvelles de Théodore Poussin.
Alors OK, Singapour, les îles de la Sonde, la Malaisie, tout ça, c’est pas précisément la porte à côté, surtout dans les années 30, mais tout de même, une carte postale de temps en temps… D’autant qu’on avait laissé notre aventurier binoclard dans une assez mauvaise passe à la fin des Jalousies, dernier tome connu de la série : dépossédé de son île et de sa plantation par l’infâme capitaine Crabb, séparé à tout jamais de la femme qu’il aimait, il s’éloignait dans une simple barque en compagnie de ses vieux amis Martin et Novembre. Depuis Frank Le Gall s’était fait rare. Quelques scénarios pour la jeunesse, un one-shot réussi de Spirou et pas grand-chose d’autre : pour un peu on aurait soupçonné quelque drame. Les retrouvailles n’en sont donc que plus émouvantes et c’est avec un plaisir renouvelé que l’on se replonge dans l’ambiance envoûtante d’une série qui fut en son temps l’une des rares raisons de ne pas tout à fait désespérer des années 80. Entretemps, rien n’a changé, on reprend exactement là où on en était : échoué dans les bas quartiers de Singapour, Poussin reste bien décidé à se venger de celui qui lui a tout pris, quoi qu’il en coûte. Pour cela, il lui faut un équipage et un bateau. Le bateau, ce sera l’Amok, au nom révélateur ; l’équipage, ce sera la pire collection de desperados qu’il lui sera possible de cueillir sur les quais. On est donc bien toujours en pays de connaissance, celui que foulèrent Conrad et Cendrars, Monfreid, Kessel ou Mac Orlan, un univers avant tout littéraire, auquel un certain cinéma des années 30/40 vient fournir son répertoire de trognes et de répliques assassines. Dans quel film a-t-on croisé ce tueur aux yeux de glace ? Où donc, le capitaine Coudreuse ou le nain Puleo ? Le monde de Théodore Poussin est ainsi fait de réminiscences qui en font tout le sel. Un sel définitivement marin et naturellement iodé que les années n’ont pas altéré, loin de là. Car, à l’instar de son personnage, le style de Frank Le Gall a mûri. Il s’est amaigri et durci, enrichi de hachures un peu sèches et de trames qui le poussent vers un plus grand classicisme où le souvenir des maniérismes de la BD franco-belge se trouvent en quelque sorte sublimés en une quintessence qui valait bien 64 pages et un format plus grand, quitte à bouleverser le bel ordonnancement de ses étagères. Epilogue ou bien nouveau départ ?
Yann Fastier