Méfiez-vous de votre banquier, il cache peut-être un poète.
Bernard Heidsieck fut banquier toute sa vie et, toute sa vie, il fut poète. Sinon l’un des plus importants, à coup sûr l’un des plus fascinants du siècle passé, qui vit s’épanouir la poésie dite « sonore ». Puisant ses racines dans les expérimentations phonétiques dadaïstes et futuristes (Hugo Ball, Kurt Schwitters, Raoul Hausmann…), la poésie sonore entend réincarner la poésie dans une voix, dans un souffle originel qui peut aller jusqu’au cri, jusqu’à l’invention d’un nouveau langage (Khlebnikov…) A partir de l’après-guerre, l’apparition de nouveaux moyens d’enregistrement et de diffusion va décupler les possibilités d’expression de la voix dans des proportions inouïes, à l’instar de ce qui se passe du côté de la musique concrète (Pierre Schaeffer, Pierre Henry) et électronique (Stockhausen). C’est d’ailleurs en écoutant Le Chant des adolescents de Stockhausen, l’une des premières œuvres électroniques du compositeur, que Bernard Heidsieck aura la révélation de son art. Il ne cessera dès lors de dialoguer avec les magnétophones, dans un jeu fascinant de repons et d’échos, de bégaiements et de reprises. Au contraire d’un Henri Chopin, dont la démarche évolue vers une corporéité du son toujours plus grande, en-deçà de tout signifiant ; à l’inverse des explosions lettristes d’un François Dufrêne, Bernard Heidsieck ne cherche pas quant à lui à liquider le langage, dont il persiste à faire son matériau privilégié. La langue reste au cœur des dispositifs formels qu’il élabore avec beaucoup de ruse et d’acuité. Affranchi de tout lyrisme et même de toute volonté de faire image, il invente une poésie terre à terre, proche du quotidien, presque documentaire dont son œuvre la plus connue, Vaduz, demeure un exemple insurpassable : à partir des mots « Autour de Vaduz, il y a des… », repris et répétés comme une litanie, il égrène la liste de la quasi-totalité des peuples de la Terre au cours d’une véritable danse de derviche, le long d’une spirale qui, partant de la capitale du Liechtenstein, finit par s’envoler jusqu’aux bannis, aux exclus, aux apatrides… La voix, légèrement métallique, inimitable, est portée, devancée parfois par l’écho du magnétophone dans une course folle qui semble ne jamais devoir finir, où les sonorités étranges de noms toujours plus exotiques finissent par forger une langue inattendue, neuve et pourtant familière.
On ne saurait cependant réduire une œuvre aussi vaste et cohérente à un seul poème : on en jugera à l’écoute des deux CD de Passe-partout qui donnent un large aperçu d’un travail qui ne cesse de se renouveler, de façon parfois aussi surprenante que malicieuse (Mantra des trois petits chats). Pour s’en persuader, enfin, on se tournera vers le documentaire Variations autour de Bernard Heidsieck qui, s’il n’apporte pas grand-chose sur le plan formel, a du moins le mérite de donner la parole au poète lui-même, et de le montrer à la ville comme à la scène, avant sa mort en 2014.
La prochaine fois que vous verrez votre banquier, demandez-lui donc de vous réciter un petit quelque chose…
Yann Fastier